Fresque historique, drame politique, thriller fascinant à la réalisation magistrale, Le Traître est un grand film ! 

 

Du haut de ses 80 ans, le cinéaste Marco Bellocchio fait partie des rares derniers grands réalisateurs de l’âge d’or du cinéma italien. Après avoir exploré la famille (Les poings dans les pochesLe saut dans le vide), il a traité des sujets de société et des institutions de son pays natal : La presse (Viol en première page, 1972), l’armée (La marche triomphale, 1976), l’église (Au nom du père, Le sourire de ma mère, 2002), les Brigades rouges (Buongiorno, notte, 2003), le fascisme (Vincere, 2009). Pour la première fois, il s’attaque ici à la mafia, plus précisément la cosa nostra.

Loin des codes hollywoodiens mais avec tout autant d’efficacité, il donne un second souffle aux films de mafia, qu’il aborde via la figure du repenti Tommaso Buscatta, mafieux sicilien devenu célèbre pour avoir brisé l’omertà, grâce à son témoignage qui permit en 1983 le démantèlement de l’une des principales organisations mafieuses d’Italie et la chute de centaines de ses membres, avec comme point d’orgue en 1984, la condamnation à vie du chef sanguinaire Toto Riina.

L’histoire s’ouvre donc en 1980, lors d’une trêve fragile entre les deux familles siciliennes rivales de Palerme (la « vieille mafia », territoire de Buscetta) et Corleone (où opère Toto Riina). Afin de se mettre à l’abri, Tommaso déménage avec sa famille à Rio de Janeiro. Il laisse deux de ses huit enfants à la charge du fidèle Pippo Calo’ (Fabrizio Ferracane). Ses garçons, âgés d’une vingtaine d’années, disparaissent aussitôt après son départ. Une véritable guerre des clans a éclaté...

Mais n’en racontons pas plus, il serait dommage de déflorer cette fascinante fresque qui se déroule sur plusieurs décennies.

Avant tout, le film montre l’évolution de la mafia sicilienne, autant dans le domaine des affaires, étant passée de la contrebande de cigarettes à l’industrie de l’héroïne, que dans celui des hommes, où « l’honneur » s’amenuise.

Notons que Tommaso Buscetta a toujours refusé d’être appelé un « repenti », car il ne regrette rien : il trahit parce qu’il juge avoir été lui-même trahi par son clan, dont il considère qu’il a trahi ses propres principes, ceux de la cosa nostra originelle. En titrant son film « Le traître », Bellocchio souligne que ce qui l’intéresse est précisément l’enjeu de ces contradictions tragiques. La question des valeurs et celle des limites de la transgression de la loi prévalent dans le parcours de cet homme en fuite, non pas devant la police, mais devant ses anciens alliés. Le fil conducteur du film est ainsi le rapprochement de Buscetta et du juge d’instruction Giovanni Falcone, brutalement assassiné le 23 mai 1992 : comment ce juge implacable a-t-il réussi à faire parler le plus célèbre mafieux sicilien ?

Un angle qui permet au réalisateur d’aborder des thèmes aussi inhabituels que la peur, l’éthique, les questions de la fidélité et des valeurs. Il n’hésite pas à conférer ambiguïté et ambivalence à ses protagonistes, de telle sorte que jusqu'au bout, le spectateur ne saura jamais les cerner.

Atout précieux du film, l’acteur Pierfrancesco Favino (Rush, Les chroniques de Narnia : Prince Caspian) apporte une épaisseur et une intensité impressionnantes au personnage de Tommaso Buscetta : une interprétation pleine de nuances qui reflètent la complexité, l’accumulation de doutes, de repentir et de désir de vengeance de l’informateur au fil des années. Un portrait en clair-obscur, évitant toute mythification douteuse.

Bellocchio annihile l’éclat et le glamour accolés à l’imaginaire de la mafia pour réaliser un film juste, édifiant et souvent caustique, sans pour autant se départir de la rigueur méticuleuse de la reconstitution historique. Les événements sont d’ailleurs filmés avec une frontalité et une précision parfois quasi-documentaire.

Ce faisant, le cinéaste revisite le grand procès de la mafia sicilienne, "Maxi-Procès de Palerme", dont Tommaso Buscetta est le témoin principal, et le met en scène de façon éblouissante. Les scènes de tribunal, truffées d’échanges entre mafieux rivaux, tissées de haine, de mensonges et de dialogues en sicilien, sont proprement hallucinantes, nous offrant un spectacle féroce digne de la commedia dell'arte. 

Ce drame politique bénéficie d’un scénario impeccablement construit, avec des allers retours entre passé et présent, mettant en lumière le fonctionnement de "la pieuvre". En racontant de façon si intelligente et captivante cette histoire du premier grand repenti de la mafia sicilienne, Marco Bellocchio livre un film admirable, qui contourne le classicisme de façon réjouissante et résolument brillante. 

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