L’expression matrice du XXe siècle est régulièrement employée à l’égard de la Grande Guerre. Elle se vérifie notamment dans le domaine des idées politiques, du développement de l’industrie, de l’armement ou en histoire de l’art.

La littérature de la Grande Guerre n’échappe pas à la règle, car elle a fourni une matrice pour une grande part de la littérature du XXe siècle, notamment en donnant une importance capitale au témoignage.

Illustration de la réussite de l’école républicaine pour le cas français, jamais on n’avait autant écrit que durant la Grande Guerre, des lettres, de la correspondance, mais aussi des carnets, et plus tard des œuvres littéraires.

Évocation succinte de quatre écrivains nés dans les tranchées. Très jeunes pour la plupart lors de leur baptême du feu, la guerre leur a donné l’occasion d’écrire, souvent pour la première fois.

Louis-Ferdinand Céline

Lorsqu’on a lu le Voyage au bout la nuit, roman désespéré, pacifiste aux accents antimilitaristes, on a du mal à imaginer que son auteur Louis-Ferdinand Destouches (Céline) se soit engagé à corps perdu dans les combats.

Blessé au bras, lors d’une mission de reconnaissance, son capitaine de compagnie ne tarit pas d’éloges dans la correspondance qu’il entretient avec le père du futur écrivain lorsqu’il lui donne des nouvelles de son fils convalescent. « Courageux », « se portant volontaire pour les missions les plus risquées », « On le trouve partout où il y a du danger », ou encore « Fusillades, mitrailleuses, obus, rien ne l’arrête ». Le jeune Céline sera décoré de la croix de guerre.

Mais c’est le plus poisseux dégoût, un pessimisme radical, la description d’une humanité sale, bête, folle et suicidaire qui imprégneront les souvenirs de guerre de l’écrivain relatés au travers de son héros Bardamu.

« Il se remit à pleuvoir, les champs des Flandres bavaient l’eau sale. Encore pendant longtemps je n’ai rencontré personne, rien que le vent et puis peu après le soleil. De temps en temps, je ne savais d’où, une balle, comme ça, à travers le soleil et l’air me cherchait, guillerette, entêtée à me tuer, dans cette solitude, moi. Pourquoi ? Jamais plus, même si je vivais encore cent ans, je ne me promènerais à la campagne. C’était juré.
En allant devant moi, je me souvenais de la cérémonie de la veille. Dans un pré qu’elle avait eu lieu cette cérémonie, au revers d’une colline ; le colonel avec sa grosse voix avait harangué le régiment : « Haut les cœurs ! qu’il avait dit... Haut les cœurs ! et vive la France ! » Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. Voilà mon avis. Jamais je n’avais compris tant de choses à la fois.
Le colonel n’avait jamais eu d’imagination lui. Tout son malheur à cet homme était venu de là, le nôtre sur tout. Étais-je donc le seul à avoir l’imagination de la mort dans ce régiment ? Je préférais la mienne de mort, tardive... Dans vingt ans... Trente ans... Peut-être davantage, à celle qu’on me voulait de suite, à bouffer de la boue des Flandres, à pleine bouche, plus que la bouche même, fendue jusqu’aux oreilles, par un éclat. On a bien le droit d’avoir une opinion sur sa propre mort. Mais alors où aller ? Droit devant moi ? Le dos à l’ennemi. Si les gendarmes ainsi, m’avaient pincé en vadrouille, je crois bien que mon compte eût été bon. On m’aurait jugé le soir même, très vite, à la bonne franquette, dans une classe d’école licenciée. Il y en avait beaucoup des vides des classes, partout où nous passions. On aurait joué avec moi à la justice comme on joue quand le maître est parti. Les gradés sur l’estrade, assis, moi debout, menottes aux mains devant les petits pupitres. Au matin, on m’aurait fusillé : douze balles, plus une. Alors ?
 »

 

Maurice Genevoix

La volonté de témoigner à motivé l’écriture de Ceux de 14, de Maurice Genevoix, chronique réaliste sans lyrisme du vécu des combattants des tranchées. Mais le récit de Genevoix doit aussi se lire comme un hommage à ses camarades et à ses hommes, en témoigne la dédicace : « À mes camarades du 106. En fidélité. À la mémoire des morts et au passé des survivants. » C’est une œuvre littéraire, mais c'est aussi un mausolée. Genevoix décrit tous ses camarades tués ou survivants pour que l’on ne les oublie pas : Porchon, Pannechon, Billoray... C’est un livre d’une grande humanité qui rend hommage tant aux qualités qu'aux faiblesses des hommes.

Trois fois blessé,  Genevoix est réformé au cours de l’année 1915 et reçoit également la croix de guerre.

En extrait, ce passage où un soldat touché à mort à la colonne vertébrale, avertit Genevoix, d’un clignement de paupière,  qu’il va être une cible s’il continue son chemin : « Ce regard d’homme, cette joie sur le visage exsangue d’un homme qui se savait perdu, tout espoir pour soi révolu et qui vouait sa dernière lueur de vie à sauver la vie d’un autre homme qu’il ne connaissait pas, c’est un viatique, ça a été le mien ».

 

Ernst Jünger

Quel pied de nez du destin de voir cet homme quatorze fois blessé entre 1914 et 1918, qui a fait partie des troupes de choc et qui a frôlé la mort des dizaines de fois … mourir à cent trois ans en 1998. Un trompe-la-mort.

Il décrit les scènes de guerre de manière froide. Sa fascination pour le combat est dérangeante, car elle rappelle la part sombre présente en chacun de nous. Ses écrits laissent entrevoir des visions de l’apocalypse et l’état de transe dans lequel entrent les combattants lors des batailles.

Admiré en France, il est controversé en Allemagne où l’on estime que ses écrits ont accompagné la montée du nazisme. Figure héroïque de la Grande Guerre, il est vénéré y compris par les nazis au pouvoir. Sympathisant au début, il prend rapidement ses distances avec le régime qu’il trouve répugnant, refusant une place de député et rédigeant Sur les falaises de marbre (1939), livre critiquant la terreur et la dictature. Mais ses nombreuses décorations ayant valeur de talisman, il est finalement peu inquiété. Jünger est suffisamment proche des opposants au nazisme pour être informé en 1944 de l’attentat fomenté par Stauffenberg contre Hitler, mais il n’y participe pas lui-même.

Son livre le plus célèbre Orages d’acier, nous plonge en plein bruit, flammes, poussière, acier, fureur et combat.

« L’immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite et un spectateur non prévenu aurait peut-être imaginé que nous succombions sous l’excès de bonheur ».

 

Blaise Cendrars

Dès le début de la guerre, Blaise Cendrars, de nationalité suisse, s’engage dans la Légion étrangère. Gravement blessé au bras droit par une rafale de mitrailleuse, il est amputé au-dessus du coude et reçoit la croix de guerre.

Son livre La main coupée propose des épisodes guerriers et des portraits de ses compagnons d’armes tantôt de façon attachante et drôle, tantôt tragique, loin de toute héroïsation.

« Un autre ahuri, qui ne put jamais s’y faire aux tranchées, c’était Lang. C’était le plus bel homme du bataillon. […] Pourquoi s’était-il engagé ? Pour faire comme tout le monde parce que le mari de sa sœur était artilleur, pour acquérir la nationalité française, par enthousiasme, par amour de la France ? Non, tout simplement parce que l’uniforme lui seyait, et il s’était fait tirer des centaines de photographies, dans des poses avantageuses, photos qui alourdissaient son sac, mêlaient qu’elles étaient aux centaines de lettres de femmes qu’il recevait quotidiennement et dont il nous lisait certains soirs des extraits qu’il accompagnait de commentaires appropriés et plutôt tristes parce que lourds de souvenirs et de regrets. […] Cette nuit-là, les Boches bombardèrent Bus pour la première fois depuis le début de la guerre et le premier obus tomba en plein sur la voiture de la 6e Cie qui débouchait sur la place du Marché. Le cheval, le cocher et Lang furent écrabouillés. On ramassa deux, trois écuellées de petits débris et les quelques gros morceaux furent noués dans une toile de tente. C’est ainsi que furent enterrés Lang, le cocher et de la bidoche de cheval. Et l’on planta une croix de bois sur le tumulus.

Mais en revenant du cimetière quelqu’un remarqua la moustache de Lang qui flottait dans la brise du matin. Elle était collée contre la façade, juste au-dessus de la boutique du coiffeur. Il fallut dresser une échelle, aller détacher ça, envelopper cette touffe sanglante dans un mouchoir, retourner au cimetière, faire un trou et enterrer ces poils absurdes avec le reste. Puis nous remontâmes en ligne, dégoûtés ».

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